Je vois dans mon champ de vision une paire de chaussures s’éloigner progressivement devant moi alors que je peine à marcher. Ma tête est baissée et je suis dans un effort aussi bien physique que psychologique.

Cette infinité sinueuse se déroule sous mes yeux alors que chacun de mes pas laisse une empreinte dans les gravillons. Ce crissement rocailleux me berce et me rassure. Il est dix heures passées et me voilà en chemin pour une journée d’oxygénation, pour but de me changer les idées ou au contraire prendre le temps nécessaire de réfléchir davantage à mon état de santé.

Six heures du matin. Voilà que j’entends du bruit à l’étage inférieur mais je reste au lit, sous ma couette bien qu’étant éveillé depuis un moment. La nuit fut courte : je m’étais forcé à sortir la veille pour visiter de bons amis. Cette soirée m’a permis de m’occuper l’esprit et me rendre compte que rien n’est insurmontable. Je relativise et ne suis pas seul, merci.

Ma mère entre dans ma chambre en ouvrant délicatement la porte comme pour ne pas me surprendre dans mon sommeil :

- Joris, Joris... Il faut se lever....

Elle s’assoit sur mon lit et me caresse la tête. Mes yeux encore plissés, je profite de ce moment devenu si rare avec les années. Rien de plus agréable que l’amour maternel, vraiment. Elle me demande comment je vais. Je lui réponds sans voix que je suis fatigué et que je n’ai pas réussi à me reposer.

- Tu veux rester ici ?
- Non. Je veux venir et me sortir de là... J’en ai besoin.

Je m’extirpe tant bien que mal du lit et quelques dizaines de minutes suffisent pour s’habiller et petit déjeuner ensemble. On finit de charger la voiture et on décolle.

En cette journée capricieuse, le ciel en fait des siennes, les nuages jouent de nous et cachent de façon aléatoire cette lumière dont j’ai tant besoin. Il y a du mouvement là-haut pensai-je mais dans ma tête, je me sens empêtré dans un brouillard si épais qu’un couteau ne semble plus à la hauteur de son expression pour y voir clair.

Cela fait des mois maintenant que j’écris, par-ci, par-là. Les mots, locutions et paroles envahissent mon cerveau qui s’éponge sans fin comme en quête d’inspiration biographique.

Les couleurs sont jeunes et immatures mais présentes, cette odeur de montagne me rappelle mon enfance. Je souris intérieurement, cela m’enchante : un sentiment de familiarité m’envahit et j’essaie de penser à autre chose. Je dois me concentrer sur l’effort malgré le froid, le vent et l’orage dans ma tête...

Je suis seul, je prends le temps qu’il faut. Ce moment avec moi-même est sacré et je dois me ressourcer. Penser à la peine dont je suis auteur et acteur ; puis cette obsession qui me hante, tous ces moments à sangloter, ici et ailleurs, en privé ou en public. Il est temps d’avancer et aujourd’hui, je veux m’en donner les moyens.

Plus haut, j’aperçois qu’on m’attend. Doucement mais sûrement, je rejoins ma mère qui reste silencieuse. Arrivé à même hauteur, elle pointe du doigt un troupeau de chamois longeant une crête avec discrétion et élégance.

Surpris, je lance un grand sourire et essaie rapidement de me rappeler la dernière fois que j’avais aperçu des chamois. Impossible de me rappeler, souvenir bien trop lointain, enfoui derrière trop de villes, de bruits, de consommations et de désirs.

Le froid se prononce et nous changeons de route car cette épaisse couverture nuageuse ne se décide finalement pas à s’évaporer. Un bref arrêt boisson et nous revoilà repartis sur le sentier arpentant ce flanc magnifique de la montagne : un mélange exquis de camaïeu de gris contrasté par des couleurs automnales saisissantes. Mes yeux se régalent, j’en oublie presque pourquoi je suis ici.

J’aperçois mes deux accompagnants au loin le buste baissé et visiblement en pleine cueillette. Je me hâte de les rejoindre et constate ces buissons rougeâtres parsemés de myrtilles sauvages. Ma mère goûte quelques unes et me dit qu’elles ne sont pas très sucrées.

Aussitôt, je me penche en avant et en fait tomber deux paires dans la paume avant de confirmer ses dires puis reprendre chemin.

Le paysage est magnifique, je me rince les yeux et profite de cet instant. Je pose, échange un moment photographique avec ma mère et finis par m’asseoir. Précautionneusement, je laisse tomber une jambe après l’autre dans le vide et saisis cet instant de frisson risqué. Le danger, une émotion que je vivais en permanence ces derniers jours mais d’une autre nature.

Je ressens l’adrénaline monter en moi, mon cœur palpite et ce sentiment de vie m’envahit. Mon fatalisme inné reprend le dessus. Tout devient calme de nouveau, j’estime avoir bien vécu si quelque chose devait m’arriver. Je m’oxygène, je consume ce corps, cette âme...

Je suis au paradis.

Mon parcours continue et je m’empresse car la faim commence à se faire ressentir. D’un pas certain j’avance sur ce magnifique sentier et prends le temps de m’arrêter à différents endroits pour déclencher. Durant toute mon ascension, j’ai pensé à la façon de poser cette journée sur papier mais l’art de l’écriture n’étant pas mon point fort, je me suis dit que je communiquerai avec quelque chose qui me ressemble davantage : l’image.

La pause déjeuner fut brève mais efficace même si nous avions du mal à nous réchauffer. Le refuge était glacial et ce n’est qu’en sortant que nous nous rendîmes compte qu’il faisait en réalité moins frisquet dehors à l’abri du courant d’air.

Le contournement des lacs me rappelait mon enfance, à jouer avec les ruisseaux, les rochers et la boue. Que de magnifiques souvenirs, même ceux où mon frère et moi nous disputions pour un oui ou pour un non. Les enfants..., soupirai-je.

Me revoilà 23 ans après dans ce lieu qui m’avait marqué.

La descente fut périlleuse : pas à pas dans un pierrier officieux qui mettait à rude épreuve nos genoux. Par endroit, il s’agissait plus de désescalade qu’autre chose, les mains servant d’appuis et une concentration rasoir afin d’éviter tout accident. Au loin, plus une trace de la quarantaine de chamois que nous avions aperçus du haut de la montagne. Ils devaient déjà être loin...

Retour sur sentier carrossable, la concentration s’estompe et j’échange quelques mots avec ma mère : je lui fais comprendre que ma souffrance est revenue et que cette journée est un échec. Je pense à ce tourment sans arrêt, je n’ai aucun répit et à ce moment-là, je n’espère qu’une seule chose : être suffisamment épuisé ce soir pour enfin dormir.

Il y a bien des années que je ne m’étais pas senti dans un tel état.
Il y a bien des années que je ne m’étais pas senti aussi vivant.

Si aujourd’hui, j’essaie doucement d’avancer vers le culminant de ma vie, je me réjouis de ces détours par ces cols sinueux et dangereux. La vie ne doit pas être un long fleuve tranquille et je suis satisfait d’avoir obtenu cette splendide piqûre de rappel.

Lacs de Vens, octobre 2018, Fujifilm X100.


Joris Berthelot